De l’éducation des enfants
St Léonard de Port-Maurice
Paul-Jérome de Casa-Nuova naquit le 20 décembre 1676 à Port Maurice, sur la côte de Gênes. Rentré au Couvent de Saint Bonaventure des Mineurs Récollets, il y prononça ses vœux sous le nom de Léonard de Port Maurice. Appliqué aux missions, Saint Léonard devint un des plus grands prédicateurs de son temps. La chronique nous apprend que les foules drainées à ses sermons étaient si considérables que souvent les églises ne pouvaient pas les contenir, et qu'il lui fallait alors sortir dans la campagne pour prêcher.
Saint Léonard fut un des principaux promoteurs du pieux exercice du Chemin de Croix.
Il convient de noter l'immense estime de Saint Léonard de Port Maurice, fils spirituel de Saint François d'Assise, pour les exercices de Saint Ignace de Loyola. L'absurde légende que répandent les détracteurs des exercices, selon laquelle ces derniers ne seraient qu'une spiritualité particulière propre à l'ordre des Jésuites, trouve ici un nouveau démenti. Comme tous les grands saints de son temps, le grand prédicateur Camaldule ne crut pas trahir la spiritualité du patriarche séraphique en regroupant méthodiquement les fidèles qui, enflammés par ses sermons, désiraient s'occuper plus particulièrement du soin de leur âme, et en leur prêchant les exercices de la retraite selon la méthode prescrite par Saint Ignace. Il avait obtenu pour ce faire une maison dans les environs de Florence, octroyée par Cosme III, Grand Duc de Toscane.
Saint Léonard de Port Maurice mourut à Rome le 26 novembre 1751 et fut canonisé le 14 juin 1796 par le pape Pie VI qui l'avait personnellement connu. Sa fête est au 26 novembre.
De l’éducation des enfants
N’appelez personne sur terre du nom de père ;
car vous n’avez qu’un père qui est dans les cieux.
Mathieu. 23,9.
I. C’est une défense bien pénible pour un fils de ne pouvoir proférer le doux nom de père ! N’est-ce pas là le nom chéri que nous apprenons tous à dire avant même de savoir vivre ? N’est-ce pas là en quelque sorte le premier lait dont la nourrice arrose les lèvres de l’enfant, afin qu’en balbutiant ces deux premières syllabes il exprime sa reconnaissance envers l’auteur de ses jours ? Quel est l’animal, si féroce qu’il soit, qui ne manifeste ou par des signes, ou par ses regards, ou de toute autre manière, son affection envers ceux qui lui ont donné la vie ? Comment donc nous est-il défendu d’appeler qui que ce soit ici-bas du nom de père ? N’est-ce pas évidemment vouloir arracher du cœur des enfants l’amour envers leurs, parents, et exposer ceux-ci à toutes sortes d’insultes et d’irrévérences de la part de leurs enfants ?
Infortunés parents ! A quoi servent les sueurs que vous répandez tous les jours, ou parmi les tempêtes de la mer, ou dans le tumulte des combats, ou dans les luttes des procès, ou parmi les tracas du négoce, ou parmi les efforts qui vous consument ? C’est l’amour de vos enfants qui, comme un doux tyran, vous condamne à une existence, laquelle, selon la remarque de Brocadoro, ne mérite pas le nom de vie, tant elle est laborieuse et pénible. Or, voyez quelle récompense vous recevez, en retour de tant de fatigues et de sollicitudes, un décret interdit d’avance à vos enfants de reconnaître vos bienfaits en vous appelant du doux nom de père. Ah ! non, c’est une erreur : le divin Sauveur ne défend pas l’amour des enfants à l’égard de leurs parents, puisqu’il en fait un précepte rigoureux dans le Décalogue ; mais c’est l’excès de cet amour qu’il réprouve. Il condamne ces tendresses trop délicates qui pourraient refroidir l’amour véritable que nous devons à notre Père céleste, et c’est pour cela qu’il ajoute : « car vous n’avez qu’un Père qui est dans les cieux. » Malgré cela, j’en demande pardon à cet aimable Sauveur, je voudrais que son zèle se fût élevé avec plus d’énergie encore contre l’amour déréglé des parents envers leurs enfants. Oh ! c’est bien cet amour qui, dégénérant tous les jours en une haine maligne, remplit les familles de désordres et l’enfer de victimes. Hélas ! que de pauvres enfants, immolés par leurs parents, peuvent dire avec justice et vérité : nous n’avons qu’un Père, celui qui est dans les cieux. Vous trouverez peu de maisons où il y ait un père qui se conduise en père ; mais presque partout vous trouverez deux mères, l’une plus faible que l’autre. Ah ! pères et mères ! ne vous apercevez-vous donc pas du tort considérable que vous faites, et à vos enfants, et à vous-mêmes, et à la société, avec une éducation aussi molle, avec un amour aussi déréglé ? A quoi sert d’aimer beaucoup si l’on aime mal ? Souffrez par conséquent que je fasse aujourd’hui tous mes efforts pour réformer cet amour, et vous montrer - que l’amour faux et déréglé des parents est une véritable haine, et une cause de ruine éternelle pour les enfants ; ce sera le premier point : - que la ruine des enfants, à son tour, est une cause d’éternelle damnation pour les parents ; ce sera le second point. - Ah ! si je pouvais graver cette vérité importante dans les cœurs de tous les chefs de famille, on verrait, non seulement les familles, mais les villes et les villages réformés, et par suite le monde entier sanctifié. Je le désire, mais je n’ose l’espérer car aujourd’hui l’éducation des enfants, d’où dépend l’avenir de la société, passe pour une affaire sans importance, pour une oeuvre de surérogation, pour un casse-tête superflu. Réveillez-vous donc aujourd’hui, pères et mères, oncles et grands-pères, tuteurs, maîtres et patrons, et vous tous qui êtes compris en quelque manière sous la dénomination de parents ; apprenez une bonne fois le mal que vous faites à vos enfants, à vos neveux, à ceux dont vous êtes chargés, en les élevant si mal, et l’abîme que vous creusez à vous-mêmes par une telle éducation. Quant à moi, je n’espère point de mes paroles tout le fruit possible, non ; mais cela ne me dispense pas de tâcher de le procurer, ni vous de m’écouter. Commençons.
PREMIER POINT
II. Aimez vos enfants, personne ne vous le défend : mais ne les aimez pas d’un amour cruel, pire que la haine la plus mortelle. Pères et mères, Dieu en vous donnant des enfants, vous a mis en main une cire molle afin que vous en formiez, à votre choix, ou autant d’anges dignes d’occuper un jour des trônes dans le ciel, ou autant de démons condamnés à gémir au fond des abîmes. Oui, c’est de la cire molle que ce petit enfant, en qui s’impriment si aisément les premiers caractères soit de la vertu, soit du vice. Oh ! si votre amour était bien réglé, quelles bonnes impressions vous formeriez dans ce petit cœur, impressions indélébiles qui se conserveraient jusque dans l’âge le plus avancé.
Prenez garde, vous crie saint Jean Chrysostome, prenez garde au précieux dépôt que Dieu vous a confié, lorsqu’il vous a donné ce fils que vous avez si longtemps désiré. Sachez qu’il vous a enrichis d’un trésor, lequel étant bien gardé, sera la lumière de vos yeux, la splendeur de votre famille, et un joyau capable d’orner la couronne de Dieu même qui l’a créé. Et pour que vous soyez bien persuadés, qu’il est en votre pouvoir, parents chrétiens, de faire un ange de cet enfant qui vous est si cher, apprenez que c’est une maxime infaillible que « l’adolescent suivra dans sa vieillesse la voie où il s’engage »[1] Voulez-vous voir cette vérité dans tout son éclat parcourez l’Ecriture, et vous trouverez que tous ceux qui, dès l’enfance, reçurent en, partage une bonne éducation, ont soutenu courageusement les combats de la vertu dans la jeunesse, et se sont maintenus sans tache jusque dans l’extrême vieillesse. La répugnance si opiniâtre de Jacob pour les mœurs sauvages d’Esaü commença dès le sein de sa mère, qui développa ensuite par tous les moyens les heureuses dispositions d’un si digne élève. Vous voyez le chaste Joseph méprisant les attraits de son impudique maîtresse ; mais auparavant, dans la maison paternelle, sous la direction d’un bon père, il a appris à envisager avec horreur les vices de ses frères. Vous admirez la vertueuse Judith qui sut conserver intacte sa chasteté sous la tente d’Holopherne ; mais dès son enfance elle s’était rendue plus admirable encore à tout le peuple d’Israël par l’éclat de ses bons exemples. Suzanne repoussa avec un courage héroïque les propositions insolentes de deux impudiques vieillards ; mais pourquoi ? Lisez l’Ecriture[2] ; elle eut le bonheur d’avoir un bon père, une mère vertueuse, qui, dès ses plus tendres années, lui inspirèrent la haine du péché, la crainte du déshonneur, la modestie, l’amour de la retraite, et la piété. Tobie fut un modèle de pureté au milieu des dissolutions de son siècle ; mais ce fut grâce à la bonne éducation que dès l’enfance il avait reçue d’un vertueux père, lequel, soir et matin, le prenait à part et le pénétrait de solides maximes, ayant toutes pour but d’enraciner dans son cœur la crainte de Dieu : et l’enfant observait avec une docilité parfaite toutes ces prescriptions, selon la loi de Dieu[3]. Et l’histoire ne concorde-t-elle point avec les saintes Ecritures ? Si Venceslas, duc de Bohême, fut un modèle de douceur, il faut l’attribuer à la piété ingénieuse de Ludmille, sa grand’mère, sainte femme qui le dirigea, dès ses premières années, dans le chemin de la vertu. Si saint Clément d’Ancyre devint un invincible martyr de Jésus-Christ, il faut en rendre grâce à sa mère qui l’encourageait au combat encore petit enfant, en lui racontant les insignes victoires remportées sur les tyrans par les plus vaillants héros du Christianisme. Si Saint Edmond se maintint si pur dans ses mœurs et garda une inviolable virginité, ce fut l’œuvre de sa mère qui l’accoutuma dès l’enfance à macérer son corps par les disciplines, à le mâter par de rudes cilices. Vous voyez, pères et mères, s’il est en votre pouvoir de faire de grands saints. Je comprends à présent pourquoi Notre-Seigneur, voyant ses disciples repousser les importunités des petits enfants qui se pressaient pour lui baiser les mains, leur dit : « Laissez, laissez ces petits enfants venir à moi ; car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux »[4]. Remarquez qu’il ne dit pas : le royaume des cieux leur appartiendra, mais il est à eux ; parce que celui qui, avec l’aide d’un bon père, avec l’éducation d’une mère vertueuse, écoute Jésus-Christ, cherche Jésus-Christ, trouve Jésus-Christ dès son enfance, a déjà un pied au paradis.
III. Or, cette vertu précoce qui fait aborder si heureusement les âmes aux rivages de la bienheureuse patrie, qui la peut donner aux enfants, si ce n’est vous, pères et mères, avec qui Dieu a partagé, pour ainsi dire, sa toute-puissance, vous associant à ses desseins, afin que par vous le ciel se peuple d’élus ? Je sais bien que si vos enfants viennent à se perdre, Dieu demandera compte aussi de leurs âmes aux maîtres qui les auront instruits, aux confesseurs qui auront dirigé leur conscience, aux prédicateurs chargés de les exhorter à la piété, aux princes tenus de pourvoir par de sages lois, d’une manière toute spéciale, au bien de la jeunesse, tout comme les jardiniers doivent leurs soins particuliers aux plantes les plus tendres. Mais les obligations de ceux-là découlent ou de la politique, ou des lois civiles et ecclésiastiques ; tandis que la vôtre n’est pas seulement une obligation positive, écrite et humaine, mais une obligation naturelle, innée et divine, et partant beaucoup plus rigoureuse. C’est pour cela que Dieu a mis dans vos enfants ces sentiments de respect, de tendresse, de crainte, qui font que s’ils vous voient le front sévère, ils tremblent et fondent en larmes. C’est pour cela qu’il vous a donné cet air d’autorité si imposant qui inspire le respect à l’impiété elle-même. Or, si Dieu vous ayant fournis de tant de ressources pour bien élever vos enfants, qui sont encore plus les siens que les vôtres, vous négligez une affaire d’une telle importance, si vous ne prenez nul souci qu’ils soient élevés pour le ciel plutôt que pour l’enfer, qui pourra suppléer votre négligence ? Qui pourra rendre vertueux ces pauvres enfants que vous avez laissés dans l’abandon ? Sera-ce le confesseur ? Mais si pendant tant d’années vous n’avez pas même demandé une seule fois à cet enfant depuis combien de temps il vit éloigné des sacrements ? si vous ne savez même pas à qui il a confié la direction de son âme ? Sera-ce le prédicateur ? Mais si au lieu de les conduire aux sermons, aux pieuses réunions, vous leur jetez la bride sur le cou et les laissez courir les soirées, les maisons de plaisir, les cafés ? Sera-ce le maître, à qui vous n’avez pas seulement confié votre aîné, pour qu’il le forme à la science et à la vertu, mais que vous avez encore chargé du soin bien plus délicat d’apprendre à lire et à écrire à votre fille déjà nubile ? Mais s’il trahissait lui-même votre confiance ?... Ah! Ah! Ah!... Je ne voulais pas le dire, mais voilà que je l’ai dit. Après tout, pourquoi tant de réserve ? N’est-il pas vrai que de nos jours on se donne toutes les peines du monde pour trouver un laboureur qui connaisse à fond l’agriculture, et qui ait le talent de faire valoir les terres et les propriétés ; tandis que pour trouver un maître qui à la moralité joigne la crainte de Dieu et forme des élèves vertueux, oh ! l’on n’a garde de se mettre en peine ; il n’y a point de village qui n’en fournisse, et les meilleurs sont ceux qui coûtent le moins. Ah ! c’est ici que je sens mon zèle s’enflammer, et je ne puis m’empêcher de m’écrier avec Salvien : C’est donc là l’amour que vous portez à vos enfants ? Vous êtes bien malheureux, parents, d’aimer de la sorte, plus malheureux encore, enfants, d’être l’objet d’un si funeste amour !
Je ne m’étonne plus que dans ce pays-ci, l’on rencontre, courant les rues, tant d’enfants vagabonds, sans retenue, sans pudeur, et plus profondément pervertis encore qu’ils ne le paraissent extérieurement, qui ne savent que folâtrer, tenir de mauvais discours et se corrompre les uns les autres. Je demandai d’abord si tous ces enfants là étaient des orphelins, sans père ni mère ; mais lorsque j’ai appris qu’ils ont leurs parents, ah ! j’en ai eu le cœur percé de douleur et je n’ai pu m’empêcher de m’écrier : malheureux parents, vous en agissez avec vos enfants comme l’autruche du désert qui abandonne ses oeufs au premier venu, sans avoir l’instinct de les garder, ni l’amour de les couver ! Ainsi en est-il de vous : après avoir mis vos enfants au monde, vous les laissez courir la rue, et ce qui est peut-être pis encore, vous les confiez à des personnes que vous ne connaissez point, à des gens vicieux, méchants, qui perdront ces pauvres créatures, tandis que vous vivez sans le moindre souci de leur éducation. Ce n’est pas là de l’amour, c’est une cruauté qui excitait les lamentations de Jérémie[5].
IV. Oh ! quant à cela, il n’est pas vrai que j’abandonne mes enfants, je les aime comme la prunelle de mes yeux. - Ne vous échauffez pas tant ; je ne sais que trop que vous faites de vos enfants autant d’idoles. L’amour insensé qui le premier enseigna l’idolâtrie aux païens, apprend encore tous les jours aux chrétiens à idolâtrer leurs propres enfants. Celui-ci semble né sous la constellation de Mercure tant il est enclin aux fraudes, aux vols, aux injustices : il faudrait déraciner ces inclinations maudites de ce cœur encore tendre, par les menaces, la rigueur et même le fouet ; mais que voulez-vous ? c’est l’idole du père : on se tait, on dissimule, on adore. Cet autre paraît en public frisé, parfumé, et mis avec un tel luxe, qu’on le prendrait pour un petit Adonis à placer sur les autels de Diane ; déjà on commence à sentir l’infection de ses dérèglements, il faudrait le désinfecter… Mais que voulez-vous, c’est l’idole de la mère : on se tait, on dissimule, on adore. Un troisième laisse percer une ardeur toute martiale, il montre un caractère dur, cruel, porté aux querelles, et au carnage : il faudrait lui mettre un frein énergique ; mais que voulez-vous : c’est l’idole du père et de la mère tout à la fois : on se tait, on dissimule, on adore. Et pour ménager ces chères idoles, on fausse le langage ; on donne aux vices le nom de vertus, on appelle l’insolence vivacité, la vanité s’intitule magnanimité, la vengeance est l’effet d’un grand cœur. Si l’un ou l’autre pleure de dépit et refuse d’obéir, on essuie ses larmes avec un sourire ; s’il se permet des paroles indécentes, au lieu de lui fermer la bouche par un soufflet, on le récompense par un baiser. O pères et mères, vous n’êtes pas des parents, s’écrie saint Cyprien, mais des parricides. Fort bien ! passez tout à vos enfants, riez continuellement avec eux, ne tenez aucun compte de leurs égarements : je vous avertis que vous serez les premiers à vous en repentir, et contraints un jour à haïr contre nature, ceux que vous avez aimés d’abord contre raison. Qui ne frémit en lisant dans saint Augustin, un fait arrivé de son temps dans la famille d’un certain Cyrille, homme de mérite et jouissant d’une grande considération à Hippone ? Celui-ci avait un fils qu’il aimait à l’excès dit le saint, et plus que Dieu même. Il lui avait consacré toutes les tendresses de son cœur, toute l’ardeur de ses affections, en un mot il s’en était fait une idole, et il n’y avait chose qu’il ne fît pour lui plaire, lui laissant la liberté de faire lui-même tout ce qu’il voulait. Il ne lui montrait jamais qu’un visage serein, des lèvres souriantes et des regards flatteurs ; aussi n’aurait-il pas eu la force de le voir pleurer, en le contristant par une réprimande, ou en l’intimidant par une menace, ou en l’affligeant par quelque châtiment. O liberté trompeuse s’écrie saint Augustin ; ô perdition des enfants ô amour homicide des parents ! Grâce à cette détestable éducation, le jeune homme devint bientôt un dissipateur, un débauché, un efféminé, et finit par le comble de la scélératesse ; écoutez comment. Un jour qu’il revint à la maison plus ivre que de coutume, et rendu furieux tout à la fois par le vin, par la débauche et par la colère, il opprima sa mère qui était enceinte, étrangla son propre père, attaqua la pudeur d’une de ses sœurs, en blessa deux autres à mort, laissant incertain qui des deux méritait davantage le nom de parricide, ou du fils meurtrier des siens ou du père qui avait été tué. Voilà, pères et mères, où aboutissent toutes vos folies avec vos enfants. Aussi le philosophe Diogène, témoin un jour des insolences d’un jeune homme très arrogant, au lieu de corriger le fils, donna un soufflet au père qui était présent. C’est qu’en vérité c’est vous qui êtes coupables des écarts de vos enfants. Ah ! parents inhumains, c’est donc là l’amour que vous portez à vos enfants ? Dites plutôt que c’est de la haine, et une haine cruelle et maligne ; et si vous voulez absolument l’appeler amour, je dirai que c’est un amour de singe. Ces animaux, dit Pline, aiment beaucoup leurs petits ; ils ne peuvent s’en passer un instant, ils les portent dans leurs bras, les pressent contre leur sein, les accablent de mille caresses. Mais hélas ! à force de les embrasser et de les serrer sans précaution, ils les étouffent et les tuent bien souvent en les caressant. Oh ! que de singes ont voit aujourd’hui dans la personne des parents trop indulgents ! Considérez, je vous prie, le dommage que vous causez à ces pauvres enfants par un amour si déréglé. Ah ! que de jeunes gens seraient sauvés s’ils avaient eu en partage un père un peu plus sévère, qui aurait su allier avec la bonté cette rigueur modérée que saint Augustin appelle le tempérament de la sévérité !
V. Mais non ; si l’on emploie la rigueur, c’est quand les intérêts corporels sont en jeu, nullement quand il s’agit de l’affaire importante du salut. Et pour en venir entre nous aux cas pratiques, combien de fois n’est-il pas arrivé, père de famille, qu’un ami s’est approché de vous pendant que vous étiez occupé, soit dans votre atelier, soit dans votre magasin, ou assis à une table de jeu, ou faisant antichambre en attendant votre tour d’audience, ou conversant dans un cercle de désœuvrés, pour vous souffler à l’oreille que votre fils faisait de fréquentes stations dans certains endroits suspects, qu’on le voyait souvent à la porte de telle maison, et que sa fréquentation devenue publique faisait connaître la passion délirante qui l’égarait, ou bien pour vous avertir qu’ayant attaqué un de ses compagnons pour une bagatelle, il l’avait accablé d’injures et de coups ? Et qu’avez-vous répondu ? Sans vous émouvoir le moins du monde, vous avez excusé sa jeunesse en disant : Que voulez-vous ? il est encore jeune ; à son âge, moi aussi j’ai brisé une lance. Et peut-être avez-vous été jusqu’à louer son courage et sa bravoure. De retour chez vous, vous l’avez accueilli avec le même air qu’auparavant, si pas mieux ; il s’est assis à votre table comme auparavant, il a conservé la même place dans votre affection, en un mot, il n’a rien perdu aux yeux de son père, parce que son père n’avait souffert aucun préjudice dans ses intérêts temporels. Peu de temps après, le même ami est venu vous dire, d’une manière vague, que votre fils avait perdu au jeu dans telle maison une somme considérable, et qu’il était assiégé par ses créanciers, lesquels menaçaient de recourir aux tribunaux pour se faire payer. Alors qu’avez-vous dit ? Ah quels emportements quelle fureur ! quel vacarme quel ressentiment quelle rage ! Qu’il ne paraisse plus devant moi, l’infâme. Non, il ne mérite plus de demeurer chez moi le misérable qui veut ruiner son père. - Mais, monsieur, il faut considérer qu’il est jeune. - Quoi jeune ! j’aurai donc dépensé mes années et mes sueurs pour m’élever une modeste fortune, afin que ce malheureux me la renversât en quelques heures ? Non, je ne veux plus le voir. Je le châtierai tant que je vivrai en le privant à jamais de ma présence, je le châtierai à la mort en le déshéritant et en lui léguant pour héritage la pauvreté. - N’est-ce pas ainsi que les choses se passent ? Mais est-ce bien ainsi qu’elles devraient se passer ? Quel étrange aveuglement ! Comment ! parents insensés, vous vous montrez si sévères quand il s’agit des intérêts du temps, et vous avez si peu de souci des intérêts bien plus importants de l’âme ? A quoi pensez-vous du matin au soir ? à quoi tendent tous vos efforts, sinon à procurer à vos enfants soit une position plus opulente, soit un état plus lucratif ou un emploi plus convenable ? N’est-il pas vrai que vous n’omettez rien pour qu’ils deviennent habiles dans les écoles, braves dans la milice, ingénieux dans les affaires, afin d’assurer par là leur fortune, et de les mettre à même, comme vous le dites, de figurer plus honorablement dans le monde ? Mais de mettre leur salut en sûreté, quand y penserez-vous ! Ah ! c’est là ce qui arrachait des larmes à saint Jean Chrysostome : « Les uns pourvoient leurs enfants de grades dans l’armée, les autres d’honneurs, ceux-ci de dignités, ceux-là de richesses ; et personne, chose déplorable ! ne songe à les pourvoir de l’amitié de Dieu. » Quel amour insensé ! pourvoir ses enfants de tout excepté de Dieu !
VI. Permettez-donc qu’aujourd’hui, un crucifix à la main, je me mette à parcourir les rues en demandant à tous ceux que je rencontrerai : Où allez-vous ? où allez-vous ? Chez un avocat peut-être pour terminer tel procès chez le notaire pour stipuler tel contrat, chez le prince pour obtenir telle faveur, au marché pour faire des emplettes, au ministère pour arranger telle affaire ? Fort bien ; mais pourquoi tant d’embarras ? - Nous avons des enfants, nous avons des filles à marier, nous avons une nombreuse famille. - Mais ces enfants où les avez-vous laissés ? Si c’est sous la garde d’une personne qui ait soin de les diriger dans les chemins du ciel, allez, je n’ai rien à dire. Mais si vous les avez laissés dans un rendez-vous de jeunesse où ils apprendront le vice, ou à une table de jeu, occupés à manier les cartes et les dés, ou dans un lieu suspect, se livrant à de dangereuses licences, retournez, pères inhumains, retournez chez vous : pensez d’abord à vos enfants eux-mêmes, et puis vous songerez à la fortune. Quelle est donc votre folie ? vous vous préoccupez des biens à procurer à vos enfants, et vous oubliez ces enfants auxquels vos biens doivent servir.
Quand vous paraîtrez devant ce divin Sauveur que vous voyez ici, il ne vous demandera pas si vous avez laissé à vos enfants des revenus considérables, ou des charges honorables, ou des alliances distinguées, non ; mais il vous demandera si vous les avez laissés riches de vertus. C’est sur ce point qu’il faudra répondre à ce redoutable tribunal. Et qu’aurez-vous à répondre vous qui parfois, pour une misérable somme, ne craignez point de risquer leur salut éternel ? N’est-il pas vrai que si vous vouliez dépenser un peu plus, prendre un peu plus de peine, vous pourriez les pourvoir de bons maîtres, de serviteurs fidèles, de confesseurs zélés, de livres utiles, de sages enseignements, de conseils, d’encouragements, de freins et de tous les secours nécessaires pour vivre chrétiennement ? Pourquoi ne le faites-vous pas ? Est-ce que l’Esprit-Saint ne vous le recommande pas ? « Vous avez des enfants ? Elevez-les bien. » Il ne dit pas : enrichissez-les, non, non ; mais, rendez-les vertueux, oui, rendez vos enfants vertueux ; c’est là ce que vous devez avoir à cœur avant tout. Advienne que pourra des richesses, pourvu que leurs âmes soient sauvées ; que vos champs restent incultes, qu’importe ! mais que les inclinations de vos enfants ne soient pas laissées sans culture ; que vos vignes soient négligées, mais non leur caractère. Vos enfants auront un riche patrimoine s’ils sont riches de vertus ; et il leur sera bien plus avantageux d’hériter des vertus et des bons exemples de leurs parents, que de toutes les richesses du monde.
VII. Hélas ! que dis-je, hériter des vertus et des bons exemples de leurs pères ? inconsidéré que je suis ! je me suis épuisé jusqu’ici à faire comprendre aux pères et aux mères la nécessité de ne pas négliger l’éducation de leurs enfants, j’aurais dû bien plutôt leur inculquer qu’au moins ils ne doivent pas procurer leur ruine. - Procurer leur ruine ! - Oui, messieurs, oui, qu’ils ne doivent pas procurer leur ruine. Un tel excès vous paraît impossible, peut-être ? Ah ! que n’ai-je une voix de tonnerre et une poitrine de bronze pour déplorer la plus grande de toutes les iniquités que puisse commettre un père de famille, à savoir celle de procurer la ruine, et la ruine éternelle de ses propres enfants par les mauvais exemples et les pernicieux conseils. Ce n’est pas une règle universelle, je le sais, que de mauvais parents aient toujours des enfants aussi méchants qu’eux-mêmes, les histoires sacrées et profanes abondent en exemples du contraire, et prouvent que les parents les meilleurs ont donné quelquefois le jour à des enfants très pervers. D’Abraham naquit Esaü, du juste Noé Cham le maudit ; du sage Salomon l’insensé Roboam. Comme au contraire Dieu a donné plus d’une fois des enfants excellents à de très mauvais pères : Saül rejeté de Dieu fut père de Jonathas, d’un caractère si doux ; l’incestueux Ammon eut pour fils Josias. Et dans l’histoire profane vous trouverez un César Auguste tellement malheureux dans ses enfants, que Julie la première fut l’opprobre de toute la ville de Rome, et qu’il avait coutume de l’appeler sa plaie ; et les autres étaient tels qu’il les chassa tous de sa maison, et qu’on l’entendait souvent s’écrier avec douleur : Ah ! plût aux dieux que je fusse resté célibataire et que ma famille se fût éteinte avec moi plutôt que de voir mon sang aussi indignement avili ! J’avoue donc que les vices ou les vertus des parents ne passent pas infailliblement aux enfants. Cependant écoutez ceci : quand un père donne le mauvais exemple à sa famille, et qu’au lieu de voiler modestement ses vices, il en fait étalage, et ne s’en cache point aux yeux de ses enfants, oh ! alors dites hardiment que la ruine de ces pauvres créatures est certaine, et que non contents d’imiter la mauvaise conduite de leur père, ils deviendront encore pire que lui. C’est le malheur que déplorait Jérémie : « Vos pères m’ont abandonné, dit le Seigneur, mais vous avez fait pis que vos pères. »[6] Le mauvais exemple des parents est tellement contagieux qu’il ne manque jamais de communiquer, par une étroite sympathie, son venin aux pauvres enfants. Le pontife Elie fut négligent dans le service de Dieu, ses fils furent tout à la fois et négligents et sacrilèges. David fut une fois adultère par fragilité ; ses fils furent adultères et incestueux, non par fragilité, mais par habitude. Salomon gouverna avec rigueur ; ses fils firent de son sceptre un fléau et poussèrent la rigueur à ses dernières limites. N’en doutez pas ; si le père est avare, le fils sera voleur ; si le père est colère, le fils sera homicide ; si le père est trop libre, le fils sera dissolu ; et presque toujours on voit se vérifier la parole de Jérémie : les péchés des parents ont quelque chose du péché originel ; il semble que ce soit aussi, pour ainsi dire, des péchés originels qui se transmettent de génération en génération ; et cette funeste propagation des vices des pères aux fils, des fils aux petits-fils, des petits-fils aux arrière petits-fils ne s’observe que trop souvent dans les familles chrétiennes. Banzonius raconte qu’un brigand fameux condamné à la potence pour ses méfaits, marchait à la mort avec un visage gai et d’un pas assuré, comme à un triomphe. Dès qu’il fut en présence du bois infâme, il se jeta à genoux et dit : « Je te salue, monument précieux destiné à couronner mes années, c’est ici que finirent leurs jours mon digne père et mon grand-père d’heureuse mémoire ; voici mon arbre généalogique et je le laisse pour héritage à mes enfants, afin qu’ils ne dégénèrent pas, mais qu’ils se maintiennent en possession de mourir tous sur le gibet de la main du bourreau. » Apprenez par là, pères et mères, oncles, ascendants, tuteurs, maîtres et patrons, et vous tous qui participez en quelque façon à l’office de père ; apprenez combien il vous importe d’être vertueux et craignant Dieu, et de fuir le vice, si vous ne voulez pas voir vos enfants devenir, par vos mauvais exemples, libertins, querelleurs, violents, menteurs, dissimulés, ennemis de toute vertu et de toute moralité, et se précipiter finalement dans un abîme d’iniquités. On entend quelquefois un père ou une mère dire : Dieu me les a donnés tels, mes enfants. - Comment ! Dieu vous les a donnés tels ? Non, c’est vous qui les avez fait tels. Qui est-ce qui a appris à ce jeune homme à outrager dans sa colère le nom de Jésus-Christ ? N’est-ce pas sa mère, qui, à la moindre contrariété, a ce nom sacré sur les lèvres ? Qui est-ce qui lui a appris à blasphémer le corps et le sang du Sauveur ? N’est-ce pas le père qui a coutume de se servir de ce nom si vénérable pour inspirer la terreur ? Qui lui a enseigné ces paroles obscènes avant même d’en comprendre le sens ? Ne sont-ce pas ses parents qui infectent si souvent par ce langage malsain l’air de leur chambre ? Si l’ouïe fait des impressions si fâcheuses dans l’esprit des enfants, que sera-ce de la vue qui est bien plus capable encore d’émouvoir ? Ah ! si l’on pouvait tout dire, vous frémiriez d’horreur, pères et mères, en réfléchissant au tort immense que vous causez à vos enfants, qui vous épient avec curiosité, et cherchent à voir et à savoir ce qu’il n’est pas permis de révéler ici publiquement. S’il en est ainsi, et la chose n’est que trop vraie, comment peut-on dire que vous aimez vos enfants ? Je dis moi que vous les haïssez, et qu’un amour aussi déréglé, aussi insensé, est une véritable haine, une haine cruelle et perfide. Vous êtes du nombre de ces amis maladroits qui, comme dit Sénèque, vous font du mal avec une bonne intention.
VIII. J’ai dit le mal que les parents font à leurs enfants en négligeant leur éducation ; j’ai dit le mal plus grand encore qu’ils font en leur donnant le mauvais exemple ; mais je n’ai pas encore dit ce qui est le comble du mal, je n’ai pas parlé de ceux qui, par leurs conseils pervers, par leurs doctrines pernicieuses et par leurs commandements injustes, consomment la ruine de leurs enfants. Que de pères, matin et soir, font la leçon à leurs enfants et s’asseyent, après dîner et après souper, autour d’une table ou au coin du feu, pour leur enseigner la voie de la perdition. Etudiez, mon fils, leurs disent-ils, (ce n’est pas moi qui vous fais ce reproche, c’est le zélé patriarche de Constantinople, saint Jean Chrysostome), étudiez bien, mon fils, afin d’arriver un jour à ces postes si honorables que tant d’autres ont obtenus par leur éloquence. Regardez un tel : quel palais magnifique il a élevé avec son talent ; quelles brillantes alliances il a contractées ; que de trésors il a accumulés dans l’espace de quelques années ! Des hommes pareils sont dignes d’être imités. Aussi voyez comme il passe gaiement ses jours dans l’abondance ; quel équipage, quels honneurs, quelle autorité, et comme il est respecté, craint et consulté par tout le monde ! quand saurez-vous en faire autant ? - Or, qui pourrait douter que le cœur encore tendre de ce jeune homme ne reçoive promptement l’impression de ces sortes d’enseignements ? Certes, il s’enflamme d’un ardent amour pour les richesses, la grandeur, la gloire, et il se fait un évangile tout différent de celui de Jésus-Christ. Qu’est-ce en effet que tout cela, conclut saint Jean Chrysostome, sinon pousser ses enfants de toutes ses forces vers les choses les plus opposées au salut ? Mais il y a plus encore : que de pères qui font à l’égard de leurs enfants ce que n’osent pas même les esprits infernaux, qui approuvent leurs désordres et leurs rapines, en applaudissant à leur habileté et à leur industrie ! Si cet adolescent se vante d’avoir eu une rencontre avec un de ses compagnons et de lui avoir meurtri le visage : C’est bien, reprend le père, c’est bien : si quelqu’un te menace, ne sois jamais le second à faire jouer les mains. Quand j’étais jeune comme toi, jamais chien ne m’a mordu sans que je lui aie arraché le poil : je n’ai jamais reculé devant qui que ce soit : sois fils de ton père, et prends bien garde à tels d’une telle famille, je n’entends pas que tu aies rien de commun avec eux : n’aie pas l’audace de leur parler ou de les saluer ; sinon, je ne te reconnais plus pour mon fils. - Ah ! pères inhumains et indignes d’un pareil titre ! C’est là l’amour que vous professez pour vos enfants ? C’est là les élever pour le gibet, c’est leur procurer des misères, des catastrophes, des humiliations, des calamités de tout genre en cette vie, et la damnation éternelle dans l’autre. Quel amour monstrueux ! s’écrie saint Augustin : ils prétendent aimer leurs enfants, tandis qu’ils les assassinent et leur préparent la potence ! Pauvres enfants ! ah ! qu’il eût bien mieux valu pour vous que votre mère, au lieu de vous envelopper de langes, vous eût mis la corde au cou : elle aurait séparé votre âme du corps, mais elle ne l’eût pas séparée de Dieu, tandis que si vous vous damnez par suite de cette mauvaise éducation, c’en est fait de vous pour toute l’éternité.
IX. Et cependant, avant de terminer, je suis forcé de découvrir quelque chose de plus horrible encore. Combien de pauvres enfants se mettent à genoux aux pieds de leur père pour en obtenir la permission de se retirer dans un cloître, comme dans un sûr asile, afin de sauver leur âme ? Et le père, non content de leur opposer un refus net, a recours aux plus étranges procédés, aux plaisanteries, aux railleries, aux reproches, pour traverser leurs desseins et les priver d’un si grand bien. Ah ! pères cruels, si vous vous trouviez l’un ou l’autre dans une chambre en ruine, envahie par les flammes, avec un de vos enfants à vos côtés, qui vous conjurât en pleurant de le laisser sortir pour échapper à l’incendie, seriez-vous assez inhumain pour l’en empêcher et aimer mieux le voir brûler vif au milieu des flammes ? Or ce monde n’est-il pas un volcan en, éruption ? Ne voyons-nous pas sa lave dévorante envahir les marchés, les places publiques, les magasins, les usines, les théâtres, les tribunaux, les villes et les campagnes ? Il faudrait être comme la salamandre pour ne pas brûler au milieu des flammes de tant de convoitises criminelles. Or que font ces pères qui empêchent leurs enfants de fuir au fond de quelque couvent ? Saint Bernard se charge de vous le dire : « Ils aiment mieux voir leurs enfants périr avec eux que régner sans eux » ; ils préfèrent leur ruine éternelle à leur éternelle sûreté.
Que fait, d’autre part, cette mère qui ayant une fille moins avantageusement douée des dons de la nature, l’envoie par force au couvent, et l’y renferme sans craindre ni les excommunications, ni les malédictions de Dieu ? Et si la pauvre enfant résiste, la mère s’impatiente et blasphème. Il faut qu’elle y passe, elle n’a pas le droit de gâter la dot de sa sœur qui est la chérie, pour laquelle on dépense tant d’heures dans la journée, avec le désir impatient, inné, de la produire dans le monde, gracieuse et séduisante, et à qui on n’a pas honte d’enseigner la voie de l’iniquité, en lui disant qu’il faut faire bon accueil à tout le monde, et ne pas se montrer fière ou timide, parce qu’autrement elle ne trouverait personne qui la recherchât. Dira-t-on qu’une mère pareille aime sa fille ? Et si elle en venait jusqu’à trafiquer de l’honneur et de la vertu de sa fille, soit par intérêt dans le but de lui procurer une mise plus éclatante, soit par envie de la placer plus avantageusement ? Ah ! c’est là quelque chose de si révoltant que je n’ai pas le courage d’en parler ici. Je rappellerai seulement la sentence formidable que Notre-Seigneur a fulminée, en déclarant que pour celui qui scandalise une créature innocente, il vaudrait mieux pour lui qu’il fût jeté à la mer avec une meule au cou.
Quelle sentence ne mériteront-ils donc pas ces parents qui scandalisent leurs propres enfants, et les arrachent des bras de Dieu pour les précipiter de force en enfer ? Je dis qu’ils méritent d’être jetés à la mer, non avec une meule, mais avec une montagne au cou ; oui, avec une montagne, afin qu’ils apprennent à leurs dépens que la perte des enfants est une cause de damnation éternelle pour les parents, comme je le démontrerai dans la seconde partie. Reposons-nous.
SECOND POINT
X. Le gardien d’un troupeau est fait prisonnier, enfermé et mis au secret sans savoir pourquoi. Dans sa prison solitaire, il fait son examen. Sans aucun doute, se dit-il, ils m’ont arrêté par erreur. Je ne craindrais pas de tout dire ici, personne ne m’entend ; quel mal ai-je fait ? Tous les jours je disais mon chapelet, est-ce mal ? Je jouais de la musette, je chantais la chansonnette du pays ; y a-t-il quelque mal en cela ? Je tissais des corbeilles de jonc et de genet, et vers midi je prenais un peu de repos à l’ombre d’un peuplier ; est-ce en cela qu’il y aurait du mal ? Et pourtant on m’a enfermé ici. Justice, que fais-tu, où es-tu ? - La voici qui entre : Viens, dit-elle, au prisonnier ; et elle le conduit au tribunal, où il est condamné. Mais vous me prenez sans doute pour un autre ou j’ai été calomnié. - Méprise ! calomnie ! N’es-tu pas le gardien de tel troupeau, et ne t’appelles-tu pas de tel et tel nom ? - C’est vrai. - Eh bien ! tu es condamné aux galères. - Mais pourquoi donc, juge ? - Pourquoi, le voici : pendant que tu t’amusais à jouer et à chanter, ou bien même que tu dormais tranquillement, tes chèvres ont rompu la haie, sont entrées dans tel jardin, et y ont tout ravagé. Ce sont des bêtes, elles ne sont pas responsables, c’était à toi de les garder ; tu porteras la peine des dégâts qu’elles ont causés. Tandis que, insensé, tu disais ton chapelet, les grosses bêtes à cornes sont entrées dans ce vignoble et y ont fait un immense dégât ; ces animaux n’ont pas le discernement, c’était à toi d’y veiller, de crier et de faire jouer le bâton. Et bien ! tu porteras la peine du mal qu’ils ont fait. - Pères et mères, cette allégorie vous concerne : vous comparaîtrez un jour au tribunal de Dieu, et sans en comprendre le pourquoi, vous vous trouverez condamnés. - Mais la raison, Seigneur ? La voici : pendant que vous, père et mère de famille, vous alliez à la soirée, à quelque réunion, ou bien que vous dormiez et que vous fermiez les yeux, vos jeunes apprentis, vos enfants, comme des chèvres pétulantes, ont brisé la clôture des divins préceptes, sont entrés dans ce jardin d’innocence, et en ont effeuillé les lis de pureté qui l’ornaient ; c’étaient des têtes sans cervelle ; il était de votre devoir de les surveiller pour les empêcher de mal faire. Tandis que vous passiez le temps à ce festin ou au spectacle, vos jeunes gens, comme des taureaux fougueux, ont sauté le fossé, et l’on ne peut dire le mal qu’ils ont fait ; il en est résulté un grand scandale pour tout le pays. C’était à vous, père, mère ou patron, de faire jouer le bâton et de les tenir sous bonne garde : subissez donc la peine du mal qu’ils ont fait. Cela vous étonne ? Comment la justice humaine condamne ce berger pour le tort que font aux champs ses brebis, ses bestiaux et la justice divine ne condamnerait pas les parents pour le mal que font dans la maison leurs propres enfants ? Ce pauvre villageois doit rendre compte du dégât qu’a causé son veau ou sa chèvre dans le jardin de son voisin, et vous, pères et mères, maîtres et maîtresses, vous n’auriez pas à rendre compte des ravages qu’ont faits chez vous et au dehors ce fils libertin, cette fille immodeste, ce garçon sans retenue, cette servante volage, ce serviteur débauché ? Vous dites quelquefois J’ai un fils, j’ai une fille qui me damneront. Oh que vous dites vrai ! car je suis d’avis que beaucoup de parents qui vivent bien du reste, seront condamnés à cause de leurs enfants dont ils tolèrent l’inconduite. Par votre amour déréglé pour ces enfants, vous êtes la cause de leur ruine éternelle, et la ruine de vos enfants à son tour sera cause de la vôtre. Il vous arrivera comme à cette malheureuse mère en France, laquelle, au rapport d’Orose, poussée au désespoir passa une corde au cou de ses deux petits enfants ; puis ayant lié cette corde à l’extrémité de ses pieds, se laissa tomber d’un nœud coulant qu’elle avait attaché pour elle-même à une poutre, devenant ainsi tout à la fois le bourreau et la potence de ses propres enfants. Cruauté vraiment inouïe, dont on a peine à croire le cœur d’une femme capable ; mais ne voyons-nous pas quelque chose de pis encore de nos jours, de la part de beaucoup de parents pervers et criminels, qui perdent leurs enfants, et en les perdant se précipitent avec eux dans les abîmes éternels.
XI. Si vous ne m’en croyez pas, écoutez l’Apôtre fulminant contre les parents qui négligent l’éducation de leurs enfants, des excommunications plus terribles que contre les Juifs, les païens et les athées[7] : un père, une mère qui ne prend pas soin des siens et surtout de ceux de sa maison, a renié sa foi ! quel coup de tonnerre, écoutez bien : il a renié sa foi et il est pire qu’un infidèle. -Quoi ! quoi ! pire qu’un infidèle ? - Oui, pire qu’un infidèle, c’est l’Apôtre qui le dit ; car un infidèle, s’il induit son fils en erreur, a une excuse dans son propre aveuglement ; tandis qu’un père chrétien, c’est de gaieté de cœur qu’il pousse son pauvre enfant à sa perte et le jette dans l’abîme. « pire qu’un infidèle, » parce que l’infidèle perd un fils qui était déjà un enfant de perdition, tandis qu’un père chrétien ruine une âme douée des dons précieux de la foi et de la grâce, et élevée pour la gloire. « Pire qu’un infidèle » parce que l’infidèle n’enlève pas à Dieu une victime qu’il lui eût déjà offerte, tandis qu’un père chrétien lui dérobe par un vol sacrilège, ce cœur qu’il lui avait consacré dans le baptême. « Pire qu’un infidèle » parce que l’infidèle n’a d’autre fin en vue que d’élever son enfant pour les plaisirs, les richesses, les honneurs temporels ; tandis qu’un père chrétien connaît très bien le tort immense qu’il fait à son fils en l’élevant mal ; il sait qu’il l’élève pour l’enfer ; il connaît le tort considérable qu’il fait à la société, parce qu’il suffit quelquefois des dérèglement d’un homme mal élevé pour infecter toute une commune : il connaît la grandeur de l’outrage qui en résulte pour Dieu, qu’il prive d’une âme rachetée au prix de son sang. De sorte qu’un père chrétien qui n’élève pas bien sa famille est un traître à l’égard de son propre sang, traître à l’égard de la société, traître à l’égard de Dieu. Et c’est avec raison que l’Apôtre l’anathémise comme rebelle à la nature, rebelle à la grâce, rebelle à la foi. Oui, oui, il est mille fois pire qu’un infidèle. Ah ! réveillez-vous ce matin, pères et mères, oncles et ascendants, tuteurs, maîtres et maîtresses, et réfléchissez aux désordres incalculables que vous introduisez dans le monde par la mauvaise éducation des enfants confiés à vos soins. Vous mettez en deuil le ciel et la terre et la sainte Trinité tout entière se plaint de vous : le Père éternel se plaint de vous, parce que, admis à partager avec lui son titre de père, vous en abusez pour la ruine des âmes. Le Fils se plaint de vous, parce que choisis pour coopérateurs du salut de vos enfants, vous en êtes devenus les bourreaux. Le Saint-Esprit se plaint de vous, parce que, choisis pour servir comme de canaux aux inspirations qu’il ménageait en faveur de vos enfants, vous n’avez fait qu’opposer des obstacles à ses desseins miséricordieux. La sainte Vierge se plaint de vous, parce que, désirant voir le ciel se peupler par votre moyen, elle voit que vous ne travaillez qu’à peupler l’enfer. Les anges gardiens se plaignent de vous, parce que vous rendez vaine l’assistance qu’ils prêtent nuit et jour à ces petites créatures. Les villes se plaignent de vous, les campagnes se plaignent, le pays se plaint, parce que, grâce à la mauvaise éducation de vos enfants, on voit ses espérances trahies, les lois foulées aux pieds, et le monde entier livré au désordre, mais ce sont surtout vos enfants eux-mêmes qui se plaignent de vous, comme le dit l’Esprit-Saint[8] : « Les enfants se plaignent d’un père impie, parce qu’à cause de lui ils sont dans l’opprobre. » Ils se trouvent plongés dans cet opprobre éternel, auquel ils n’échapperont jamais plus. Ils vous attendent au fond des abîmes pour assouvir sur vous leur rage : maudits parents, dira ce pauvre enfant, c’est pour vous avoir vus, pour vous avoir imités que je brûle parmi ces flammes. Maudit père, je t’ai vu dans cette chambre, dans ce cabaret, dans cette maison, et pour t’avoir vu, me voilà damné. Mère maudite, je t’ai vue devant le miroir, à la fenêtre, au spectacle, dans les festins, et si je t’ai vue à l’église, Dieu sait comment tu t’y tenais, et pour t’avoir vue, me voici au nombre des réprouvés. Ah ! maudites les entrailles qui m’ont conçu, maudit le sein qui m’a allaité, maudit le jour qui m’a vu naître ! - Oh ! quel enfer pour un pauvre père de voir brûler un fils sous ses yeux, et surtout d’avoir la conviction qu’il est l’auteur aussi bien que le témoin de son supplice ! Quel enfer pour une pauvre mère de voir brûler sa fille sous ses yeux, de voir que ce corps qu’elle a porté dans son sein n’est plus qu’un tison enflammé, que ces cheveux qu’elle a tant de fois ajusté sur son front pour la rendre plus séduisante, ne sont plus qu’un faisceau d’affreux serpents ! Ah ! pères et mères, vos propres péchés ne vous suffisent donc pas ? faut-il en outre que vous vous damniez pour ceux de vos enfants ? Malheureux ! si vous tombez en enfer, les démons les plus cruels pour vous, ce seront vos enfants, oui, vos enfants ; car les mauvais esprits auront plutôt sujet de vous remercier, attendu que, grâce à ce seul péché de la mauvaise éducation, ils voient confondus dans une commune damnation et le père, et la mère, et les enfants, et les petits-enfants, et des familles entières : en un mot, grâce à un seul péché, ils voient le monde en ruine.
XII. Me voici donc, pères et mères, prosterné à vos pieds, les mains jointes et les genoux en terre, pour vous supplier d’écarter des dangers si terribles : je voudrais vous y aider, c’est pourquoi je vous le répète : Aimez vos enfants, oui, aimez-les ; mais aimez-les d’un amour saint et réglé ; et pour cela surveillez leur conduite. C’est à vous d’épier toutes leurs paroles ; de régler tous leurs gestes, de connaître tous leurs mouvements. Il ne suffit pas que vous leur donniez une direction, il faut en venir à la pratique et suivre leurs démarches non pas seulement au logis, mais partout, dans l’endroit et au dehors, en public et en secret, en société et en particulier. Vous devez observer où ils vont, qui ils voient, de quoi ils parlent, quels sont leurs goûts et leurs inclinations. Vous devez leur procurer des maîtres craignant Dieu, des confesseurs zélés, des emplois convenables. Vous devez régler leurs études, leurs travaux, et surtout leurs dévotions, en vous informant comment ils fréquentent les églises, les associations pieuses et les sacrements. C’est là le fruit que vous devez retirer de ce sermon. Rassemblez vos enfants dès ce soir et donnez vos ordres ; usez de l’autorité que vous avez reçue de Dieu, en leur enjoignant d’être rendus à la maison de bonne heure, le soir, de ne point sortir la nuit, de ne point aller avec tels compagnons, d’être respectueux envers tout le monde et partout, à la maison, à l’église et en public. Et pour que vous voyiez que je parle du fond du cœur, j’embrasse ce saint crucifix, je pose mes lèvres sur ses plaies sacrées, et abreuvant ma langue du sang de Jésus-Christ, je finis en empruntant ces paroles du grand Chrysostome : « Il ne s’agit pas ici de peu de chose, et ce n’est pas pour des bagatelles que je suis en instance auprès de vous : c’est l’âme de votre enfant et son sort éternel qui est en jeu. » Chrétiens, mes bien-aimés frères, si je m’étais épuisé jusqu’ici à vous persuader des vétilles, il importerait peu que cette instruction fût traitée comme toutes les autres, c’est-à-dire qu’en dépit de mes paroles on continuât à vivre dans les mêmes désordres qu’auparavant. Mais s’il s’agit de ceux qui sont la plus noble partie de vous-mêmes, s’il s’agit de faire des anges ou des démons de ces créatures que vous chérissez si tendrement, comment donc ne profiteriez-vous pas de mes sueurs ? Ah ! Souvenez-vous bien que vos enfants seront tels que vous les voudrez, bons si vous les voulez bons, méchants si vous les voulez méchants. Souvenez-vous que vous devez, en élevant bien vos enfants, pourvoir la société de ministres intègres, les ateliers d’artisans fidèles, les tribunaux de magistrats équitables, l’Eglise de prêtres exemplaires, les Ordres religieux d’ouvriers zélés, le paradis de citoyens, d’élus, de saints. Si vous le faites, oh ! quelle joie, quelle récompense, quelles délices vous vous préparez ! Si vous ne le faites pas, ah ! quels remords, quelle peine, quels tourments ! Vous verrez alors d’une manière palpable que l’amour déréglé des parents est une haine véritable, la cause de la perte éternelle des enfants, et que la perte des enfants en revanche est une cause de damnation éternelle pour les parents. Que Dieu vous préserve de ce malheur. Amen.
St Léonard de Port Maurice