dimanche 23 septembre 2007

Hélie Denoix de Saint Marc

Déclaration d’Hélie Denoix de Saint Marc
devant le haut tribunal militaire, le 5 juin 1961.
« Ce que j’ai à dire sera simple et sera court. Depuis
mon âge d’homme, Monsieur le président, j’ai
vécu pas mal d’épreuves : la Résistance, la Gestapo,
Buchenwald, trois séjours en Indochine, la guerre
d’Algérie, Suez, et puis encore la guerre
d’Algérie…
« En Algérie, après bien des équivoques, après bien
des tâtonnements, nous avions reçu une mission claire :
vaincre l’adversaire, maintenir l’intégrité du patrimoine
national, y promouvoir la justice raciale, l’égalité politique.
« On nous a fait faire tous les métiers, oui, tous les métiers,
parce que personne ne pouvait ou ne voulait les faire. Nous
avons mis dans l’accomplissement de notre mission, souvent
ingrate, parfois amère, toute notre foi, toute notre jeunesse,
tout notre enthousiasme. Nous y avons laissé le meilleur de
nous-mêmes. Nous y avons gagné l’indifférence,
l’incompréhension de beaucoup, les injures de certains. Des
milliers de nos camarades sont morts en accomplissant cette
mission. Des dizaines de milliers de musulmans se sont joints
à nous comme camarades de combat, partageant nos peines,
nos souffrances, nos espoirs, nos craintes. Nombreux sont
ceux qui sont tombés à nos côtés. Le lien sacré du sang versé
nous lie à eux pour toujours.
« Et puis un jour, on nous a expliqué que cette mission était
changée. Je ne parlerai pas de cette évolution incompréhensible
pour nous. Tout le monde la connaît. Et un soir, pas tellement
lointain, on nous a dit qu’il fallait apprendre à envisager
l’abandon possible de l’Algérie, de cette terre si passionnément
aimée, et cela d’un cœur léger. Alors nous avons pleuré.
L’angoisse a fait place en nos cœurs au désespoir.
« Nous nous souvenions de quinze années de sacrifices
inutiles, de quinze années d’abus de confiance et de reniement.
Nous nous souvenions de l’évacuation de la Haute-Région,
des villageois accrochés à nos camions, qui, à bout de forces,
tombaient en pleurant dans la poussière de la route. Nous nous
souvenions de Diên Biên Phû, de l’entrée du Vietminh à
Hanoï. Nous nous souvenions de la stupeur et du mépris de
nos camarades de combat vietnamiens en apprenant notre
départ du Tonkin. Nous nous souvenions des villages
abandonnés par nous et dont les habitants avaient été
massacrés. Nous nous souvenions des milliers de Tonkinois se
jetant à la mer pour rejoindre les bateaux français.
« Nous pensions à toutes ces promesses solennelles faites sur
cette terre d’Afrique. Nous pensions à tous ces hommes, à
toutes ces femmes, à tous ces jeunes qui avaient choisi la
France à cause de nous et qui, à cause de nous, risquaient
chaque jour, à chaque instant, une mort affreuse. Nous
pensions à ces inscriptions qui recouvrent les murs de tous ces
villages et mechtas d’Algérie :
« “ L’Armée nous protégera, l’armée restera “. Nous pensions
à notre honneur perdu.
« Alors le général Challe est arrivé, ce grand chef que nous
aimions et que nous admirions et qui, comme le maréchal de
Lattre en Indochine, avait su nous donner l’espoir et la
victoire.
« Le général Challe m’a vu. Il m’a rappelé la situation
militaire. Il m’a dit qu’il fallait terminer une victoire presque
entièrement acquise et qu’il était venu pour cela. Il m’a dit que
nous devions rester fidèles aux combattants, aux populations
européennes et musulmanes qui s’étaient engagées à nos côtés.
Que nous devions sauver notre honneur.
« Alors j’ai suivi le général Challe. Et aujourd’hui, je suis
devant vous pour répondre de mes actes et de ceux des
officiers du 1er REP, car ils ont agi sur mes ordres.
« Monsieur le président, on peut demander beaucoup à un
soldat, en particulier de mourir, c’est son métier. On ne peut
lui demander de tricher, de se dédire, de se contredire, de
mentir, de se renier, de se parjurer. Oh ! je sais, Monsieur le
président, il y a l’obéissance, il y a la discipline. Ce drame de
la discipline militaire a été douloureusement vécu par la
génération d’officiers qui nous a précédés, par nos aînés.
Nous-mêmes l’avons connu, à notre petit échelon, jadis,
comme élèves officiers ou comme jeunes garçons préparant
Saint-Cyr. Croyez bien que ce drame de la discipline a pesé de
nouveau lourdement et douloureusement sur nos épaules,
devant le destin de l’Algérie, terre ardente et courageuse, à
laquelle nous sommes attachés aussi passionnément que nos
provinces natales.
« Monsieur le président, j’ai sacrifié vingt années de ma vie à
la France. Depuis quinze ans, je suis officier de Légion.
Depuis quinze ans, je me bats. Depuis quinze ans j’ai vu
mourir pour la France des légionnaires, étrangers peut-être par
le sang reçu, mais français par le sang versé.
« C’est en pensant à mes camarades, à mes sous-officiers, à
mes légionnaires tombés au champ d’honneur, que le 21 avril,
à treize heure trente, devant le général Challe, j’ai fait mon
libre choix.
« Terminé, Monsieur le président. »